Garth Gilker du Santropol et le People’s Yellow Pages
Publié annuellement à Montréal du début au milieu des années 70, The Peoples’ Yellow Pages est un guide décomplexé pour ceux qui s’intéressent aux modes de vie alternatifs et underground. Au mois d’octobre 2015, Louis Rastelli est en entrevue avec son éditeur, Garth Gilker, à son fameux Café Santropol. Cette institution du Plateau-Mont-Royal a ouvert peu après la dernière édition de The Peoples’ Yellow Pages, et célèbre ses 40 ans à l’été 2016.
Également connu pour sa longue carrière d’acteur, Gilker se remémore ses années de jeunesse dans la métropole et comment il en est arrivé à cataloguer le pendant alternatif de la ville durant la période florissante comprise entre Expo67 et les Olympiques de 76. Les éditions complètes de ces pages jaunes, scannées par ARCMTL en 2015, sont disponibles ici.
GG: Je suis un Gaspésien de New Carlisle, même ville que René Lévesque, mais il était beaucoup plus vieux que moi, plutôt de l’âge de mon père. Mes parents le connaissaient, et j’ai encore un chalet là-bas sur la même rue que sa maison. Toute ma famille, mes parents et les 6 enfants ont tous déménagé ici, pour que l’on puisse vivre à la maison et se permettre d’aller à l’université. On a fini à St-Lambert. Mon père était inspecteur de bétail, et l’abattoir était en bas de la rue Bridge, juste là où se trouve le Costco aujourd’hui sur Bridge et Mill, ce qui représentait un court trajet en voiture jusqu’au pont Victoria. Ça c’était au début des années 1960— on était une dizaine, parce que deux des amis de mes frères sont venus avec eux pour aider. On a tous habité dans un seul et même appartement, un 5 ½… on était 10, plus un chien. J’habite maintenant dans un 5½ tout seul (rires). Je suis chanceux d’avoir tout cet espace pour moi ; crois-moi, je l’apprécie encore.
LR: Êtes-vous allé à l’école secondaire à St-Lambert ?
GG: Ouais, mais plus tard nous avons déménagé à la ville de Le Moyne, qui fait maintenant partie de Longueuil. Cette ville faisait environs 5 rues de large et 4 blocs de long (rires).
LR: Quand avez-vous commencé à aller au centre-ville ?
GG: C’est à l’époque d’Expo 67 que j’ai commencé à venir en ville plus souvent, alors que j’étais adolescent. J’ai travaillé à Expo de ’67 à ’69.
LR: Avez-vous vu des actes musicaux ou concerts à Expo 67 ou Man And His World?
GG: Je n’ai fait que travailler quand j’étais là-bas. J’étais chauffeur de taxi sur le site, dans une voiturette de golf. Je me suis trouvé à faire de la sous-traitance pour des restaurants, alors quand les touristes me demandaient où manger, j’avais déjà une liste de noms de restaurants qui me donneraient des repas gratuits si je leur amenais des clients. Plus tard, j’avais un groupe de chauffeurs de taxi qui faisaient ça. Il y avait une montre avec un petit drapeau dessus qui ressemblait à un compteur, mais les gens ne savaient pas que ce n’était pas un compteur. On avait toutes sortes d’escroqueries qui se passaient. À un moment donné, le Maire Drapeau a fait arrêter chacun de nous, on est allé en prison pour x-nombre d’heures—oui il y avait une prison à Expo ! Nous les chauffeurs de taxi d’Expo nous étions tellement hors de contrôle ! (rires). Ça c’était en ’68. En ’67 j’étais le répartiteur pour toutes les Balades, les trains qui conduisaient les gens à travers le site. Je gardais une trace de combien de personnes traversaient les entrées et je guidais les Balades vers chacune d’entre elles. Je faisais aussi le travail de nuit, réparant les trains des Balades lorsqu’ils étaient endommagés ou avaient des pneus crevés, vous aviez le tracteur et vous deviez toujours avoir les voitures B et C qui le suivaient, vous ne pouviez jamais avoir deux B ou deux C qui se suivaient. Alors je vivais là ! Mon bureau était de l’autre côté du pavillon américain, mon petit kiosque, où je distribuais tout. Je restais là toute la nuit… c’était comme être dans un monde imaginaire, c’était merveilleux. C’est là que j’ai vraiment commencé à voir qu’il y avait un autre monde à l’extérieur. Nous les employés, nous avions nos propres endroits où nous mangions et prenions nos douches et tout.
LR: Il y avait beaucoup d’hôtesses aussi. Y-avait-il beaucoup de camaraderie ?
GG: Oh ouais ! Je me souviens en ’67, avoir rencontré les hôtesses de Tchécoslovaquie et je me souviens d’avoir fait la même chose en ’68, et c’était le jour et la nuit ! Puisque la révolution avait eu lieu entre temps (Printemps de Prague). Leur pavillon était parmi ceux sur lesquels on s’extasiait le plus, ils étaient tellement fiers de leur verrerie et leur charpente métallique, qu’ils bouillonnaient tout simplement d’enthousiasme. Puis en 1968, ils pleuraient, c’était comme passer d’un nouveau départ pour leur pays à l’opposé complètement. Expo 67 était une célébration si culturelle, les Olympiques étaient un cauchemar total, tout le contraire, elles n’avaient rien à voir avec la culture… Les gens qui visitaient étaient uniquement intéressés à acheter des cendriers avec les logos des Olympiques dessus, tandis qu’à Expo, vous aviez des boutiques qui vendaient des sculptures qu’ils taillaient in situ.
LR: Puisque vous avez travaillé à Expo, avez-vous aussi réussi à profiter de beaucoup de choses, incluant la bouffe…
GG: Cela m’a probablement exposé à… au fait qu’il y avait tout un monde à l’extérieur, et c’était même après ça que je suis allé en Europe. Mon père était toujours dans le jardinage, même s’il était inspecteur de bétail, il aurait dû être pathologiste de plantes honnêtement… alors j’ai toujours eu un intérêt pour les jardins et les espaces… mais c’est Expo 67 qui m’a appris que l’homme pouvait dupliquer la nature grâce au jardinage… ils ne pouvaient pas remplir le paysage qu’ils avaient créé, ils n’avaient pas assez de pavillons alors tout le côté sud de l’Ile-Notre-Dame avait été paysagé et aménagé en petits terrains miniatures, telles des reproductions de différents paysages du Canada. Dans les lacs, vous aviez des îles rocheuses qui représentaient les îles rocheuses au large des côtes de Terre-Neuve et autres. Je me souviens d’être allé là-bas et d’avoir été très impressionné avec le fait que l’on pouvait en transformer certaines parce que c’était tout du gravat qui provenait du métro et comment on pouvait prendre ce gravat et en faire un espace vert, c’est là que j’ai vu ça pour la première fois ! Ça a fini par m’inspirer. Je me suis trouvé à creuser l’arrière d’un lot vacant et de jardiner là (au restaurant Santropol).
En ’68, j’ai fait assez d’argent en travaillant pendant l’été pour aller faire de l’autostop à travers l’Europe pour un an ! C’est là que j’ai eu l’idée du People’s Yellow Pages, à Amsterdam.
Quand je fus de retour, mon cousin était monté de Gaspé et vivait dans un bâtiment condamné sur Des Seigneurs juste en bas du chemin de fer de la Petite-Bourgogne. Ça coûtait 45$ par mois, et je réalisais que je pouvais me permettre ça… J’ai roulé à vélo dans ce quartier (Plateau Mont-Royal) un soir d’été et ça m’a fait penser à l’Europe ; à cette époque, il y avait beaucoup de Grecs ici. J’avais passé plus de trois mois en Grèce, alors j’étais comme « Wow ! Je vais devoir vivre dans ce secteur. » Il y avait beaucoup de boulangeries et d’endroits que l’on ne verrait jamais à St-Lambert, alors je me suis pris un appartement sur Coloniale où tout le monde finissait habituellement par se trouver un appartement pas cher. En fait, je devais quitter au milieu de la nuit, même si c’était pas cher à l’époque, j’ai fini par ne pas pouvoir me permettre cet appartement à un moment donné.
LR: Avez-vous trainé à des endroits en particulier au centre-ville à l’époque ?
GG: Je connaissais Rockhead’s, parce qu’à un moment donné mon cousin louait dans la Petite-Bourgogne, je passais le voir, on buvait et je ne réussissais jamais à retourner en banlieue. L’endroit dont je me souviens le mieux était The Love sur la rue Guy, juste de l’autre côté de The Stork Club, c’était au 2e étage et c’était une place pour danser. Mais ça c’était plus au début des années ‘70. The Stork Club était un très bel endroit à l’intérieur avant que quelqu’un ne le transforme en un bar plus contemporain… Même les tables étaient illuminées par en-dessous avec des cigognes gravées dans le verre. C’était vraiment un bel endroit ancien, de la vieille école, un vrai bar d’époque.
LR: Combien de temps avez-vous travaillé au Rainbow Bar & Grill ?
GG: Bien, ça n’a pas duré très longtemps… mais assez pour que je puisse toucher le chômage. À l’époque, c’était 9 semaines et puis je pouvais toucher au chômage tout l’hiver et puis je pouvais rédiger ce Peoples’s Yellow Pages.
LR: Est-ce que le Rainbow avait de la musique en direct à l’époque ?
GG: Oui, et ils avaient aussi des films, alors non seulement je nettoyais la vaisselle, mais j’étais aussi le projectionniste. Alors lorsque j’ai quitté pour toucher l’assurance-chômage, je n’ai pas dit que j’étais laveur de vaisselle—j’ai dit que j’étais le projectioniste !! (rires)
LR: Vous rappelez-vous de films locaux qui avaient été présentés là-bas ?
GG: Non.
LR: Était-ce rétro, des trucs vintage ?
GG: Ouais.
LR: Vous rappelez-vous des artistes qui jouaient là ?
GG: Il y avait April Wine, et Penny Lang, Bruce Cockburn—il jouait beaucoup là. C’était une petite salle de concert à l’arrière. C’était l’un des premiers bars qui n’était pas une taverne et qui avait plus une allure contemporaine. Je me souviens lorsque The Esquire a cessé d’être The Esquire, ils avaient des planchers de bois franc et le plancher de danse avait la taille d’une patinoire, on pouvait se jeter à travers le plancher sur plusieurs mètres.
LR: Vous rendiez-vous à des centres d’artistes tel que Véhicule Art ou la galerie Powerhouse ?
GG: Ouais, j’allais à Véhicule Art, parfois pour faire imprimer des choses là-bas mais aussi pour des lectures et des évènements. Et Powerhouse se trouvait dans une église là-bas près de Guibeault et St-Dominique. Tout était très central. je me souviens avoir habité sur Coloniale juste en bas de l’avenue des Pins, et de trouver un peu long de se rendre à pieds jusqu’au magasin d’aliments naturels sur la rue Duluth. À l’époque, personne ne vivait au Mile End.
LR: Les choses étaient vraiment plus concentrées autour de Sir George (aujourd’hui l’Université Concordia) et McGill, de St-Antoine à Sherbrooke…
GG: Si je voulais prendre une bière dans ce quartier, je devais descendre jusqu’à chez Jean au coin de St-Dominique et Prince-Arthur, c’était comme une taverne. Ou me rendre au Swiss Hut sur Sherbrooke et Bleury, et puis c’est devenu la Chambre Noire de l’autre côté de la rue, ou on allait sur de la Montagne ou Crescent…
LR: Il n’y avait aucun bar sur St-Laurent ?
GG: Il n’y avait rien ici… il y avait la taverne Balmoral au coin de St-Cuthbert et St-Laurent, c’est pas mal tout.
Quand j’ai décidé d’écrire le Peoples’ Yellow Pages, je roulais à vélo autour de ce quartier et collectais des cartes d’affaire, je prenais note des différents lieux alternatifs. C’était à l’époque où la rue Prince Arthur commençait tout juste avec Bill’s Leather shop et the Moveable Feast. Même sur St-Denis, la seule place qu’il y avait était un club d’échecs un peu plus bas que Cherrier sur le côté Est de l’autre côté du restaurant 24 heures de Harry en face du Carré St-Louis. Si tu regardes les cartes dans les Peoples’ Yellow Pages, tu remarqueras que tout est concentré dans un petit secteur, Le Plateau. Le tout premier—ce que j’appellerais magasin d’aliments naturels, où tu entrais et y faisais du bénévolat et où tout se vendait en gros, se trouvait ici sur la rue Duluth, juste en haut de St-Laurent. Et the Moveable Feast devait être l’un des premiers restaurants végétariens à Montréal.
LR: Pour le premier numéro, vous avez mentionné avoir été inspiré à Amsterdam mais vous n’avez pas mentionné quelles publications vous avez vu là-bas. Était-ce au Red Light district ?
GG: Je pense que c’était the Amsterdam Yellow Pages, et il y en avait aussi un de San Francisco, the Whole Earth Catalogue était sur le point de sortir au même moment également. Ça se voyait qu’ils étaient imprimés en petite quantité, c’est ce qui m’a donné l’idée, je savais que je pouvais moi aussi faire ça. Alors j’ai abandonné l’Université et j’ai décidé que j’allais faire le Montreal’s People’s Yellow Pages.
LR: J’aime comment le Peoples’ Yellow Pages présente un mélange de vie nocturne et des choses le fun, mais aussi des ressources importantes comme des cliniques de santé qui fournissent des services d’avortement…
GG: Et le prix de la marijuana et du haschisch, information que personne à l’époque n’imprimait.
LR: Est-ce la raison qui explique l’anonymat de la publication et pourquoi il y avait une boîte postale…
GG: Ouais, ça c’est la station « G » – c’était au coin de Clark et l’avenue des Pins dans ce bâtiment sur le coin sud-ouest. C’était notre bureau de poste, puis c’est devenu un bar, je pense que ça s’appelait Secrets ou quelque chose comme ça.
LR: C’était considéré sécuritaire à l’époque, une boîte postale de bureau de poste… Quelle sorte d’équipe de recherche avez-vous assemblé pour être certain, par exemple, que vous aviez tous les bons prix de marijuana…
GG: Moi ! J’ai fait toute la recherche. (sourires.)
LR: Il y avait une publication très similaire qu’on a trouvé appelée Montréal Insolite en français. Remarquablement, ça se recoupe avec la tienne, mais ils n’incluent pas vraiment de ressources communautaires, ils rentrent dans un certain détail, par exemple, d’où l’on peut encore trouver des bordels, où sont les bars gays, les bars pour hétéro, et ceux qui sont mixtes…
GG: Vous savez quoi ? Il n’y avait presque pas de ces choses-là à Montréal. Et quand je dis qu’il y en avait très peu, il n’y avait vraiment, vraiment, vraiment pas beaucoup qui se passait à cette époque. Montréal — je pense dans les années ’30 et ‘40 — c’était partout, mais arrivé à cette époque ça s’était pas mal desséché à ce niveau-là.
LR: J’ai parlé au gars qui a fait Logos et en ’68-’69 ils imprimaient 25 000 copies, mais alors j’ai l’impression que rendu au ’69-’70, il y avait un épuisement en sortant de la scène des années ‘60 et une période un peu morte…
GG: Oui. À l’époque, à la fin des années 1960, il n’y avait pas beaucoup de commerces alternatifs. Je dirais presque que la plupart d’entre eux furent lancés par des réfractaires un peu plus tard, c’est à ce moment qu’une tout autre scène a vu le jour.
LR: The Prag est la seule chose qui a tenu le coup pourtant, je pense qu’ils ont ouvert au milieu des années 1960…
GG: Oui, je me souviens du Prag, et parfois, s’ils avaient une bonne, belle publicité, je leur donnais une page complète.
LR: Cheap Thrills est l’un des premiers—ça existe toujours…
GG: Cheap Thrills existe depuis toujours !
LR: Et Guy Lavoie (gérant de Cheap Thrills) remonte au temps de la première presse à Véhicule…
GG: Je sais et ce numéro de PYP (couverture avec le lutin) était aussi imprimé à Véhicule Press, parce que Hijack Press et les gars qui travaillaient là ont fini par travailler comme imprimeurs chez Véhicule.
Ceci (couverture jaune) est la toute première version de Peoples’ Yellow Pages parce que ça n’avait pas de nom… Je ne savais pas comment l’appeler– « Yo ! ?? » — et c’est pourquoi il y a deux noms à l’intérieur. Je pourrais donner ici du crédit à Hijack Press, ils ont publié les deux premières éditions. Ils étaient situés dans le bâtiment IATA sur la rue University — IATA ne savait pas qu’ils existaient. C’était opéré par le quart de nuit ; j’entrais dans cette immense salle d’impression avec des tonnes d’imprimantes et des tonnes de papier et il n’y avait personne. On s’est retrouvé à imprimer sur leur papier, imprimer et agrafer sur leurs machines. Toute erreur qu’on faisait, on les enterrait profondément au fond de ces grands barils de papier à jeter, laissé par le quart de jour. Je me souviens de la nuit où l’on a sorti le premier numéro, on a mis les boîtes sur plusieurs grands chariots, on est descendu par l’ascenseur, on est sorti de la porte avant et rentré le tout dans un camion emprunté, si vite que le gardien de sécurité n’a même pas bougé. Ils ne savaient même pas ce qui se passait – personne ne s’y attendait, on s’est juste enfui comme ça de cet endroit ! (rires) Le lendemain, de nouvelles règles et de nouveaux règlements ont été établis à IATA, parce qu’ils n’ont jamais su ce qui avait été sorti de la place ! (rires) Ça s’appelait Hijack Press parce que bien sûr IATA c’était l’Association internationale du transport aviaire de l’organisation des Nations Unies…
Alors c’est ainsi que le premier numéro est arrivé, puis tout d’un coup un journal a eu vent de cela et a écrit sur le sujet. Nous en avons seulement imprimé autour de 500 copies… et maintenant une presque pleine page de revue dans le journal… on pouvait en vendre un millier !! Mais nous n’en avions pas des milliers. Si nous avions eu l’argent, nous aurions pu en faire de plus grands tirages, et nous aurions fait plus d’argent…
LR: Et puis le prochain, qui est celui que j’ai vu le plus couramment…
GG: Celui avec la croix sur la couverture a été fait sur la Rive-Sud, en raison de la reliure et tout.
LR: Était-ce fait à Payette & Simms par hasard ?
GG: Oui.
LR: Combien en avez-vous imprimé de celui-là ?
GG: Près de 5 000 je crois. Il s’agissait d’un assez bon tirage pour le Canada à l’époque. Je me souviens d’une édition sur laquelle je travaillais pendant un certain temps, je me suis rendu à CHOM et le gars était en ondes, je le lui ai juste tendu et il a dit : « Oh ! On a entendu que c’était en cours de production » et il a demandé où ça se vendait. Alors j’ai dit : « Dans tous les lieux alternatifs comme Labyrinth », et je lui ai dit : « Ne mentionnes pas Classics [la chaîne de libraires] ». J’étais entré chez Classics et leur avait demandé s’ils voulaient en vendre, et ils avaient refusé. Je suis entré dans la voiture après ça et sur la radio il est en train de dire : « C’est disponible chez Classics » (rires) ! Alors le lendemain j’entre chez Classics et ils disent : « Nous avons été inondé d’appels téléphoniques au sujet de ce livre à notre magasin à Ville Mont-Royal au centre commercial Rockland. » Alors j’ai dit : « Voudriez-vous vendre le livre ? » et cette fois ils le voulaient.
LR: Classics c’est celui qui est devenu Coles et puis Chapters, c’est ça ?
GG: Ouais, et ils avaient la plus grande librairie sur la rue Ste-Catherine Street près de Crescent à l’époque. Un grand avantage était qu’ils le classifiaient comme un genre de guide d’information-de voyage, qui était mon intention de départ, alors c’était toujours auprès du caissier—le meilleur emplacement possible que tu pouvais avoir pour un livre !
LR: À combien les vendiez-vous ?
GG: J’ai basé le prix sur ce dont je pouvais moi-même me permettre, mais ce que j’ignorais c’était que je ne pouvais pas me permettre d’exister ! Même le café quand ça venait d’ouvrir… Je vendais du jus d’orange frais pour 80 sous le verre et ça me coutait dans ce temps-là 1.10 $ à faire, et je pensais que 80 sous c’était tellement d’argent que j’étais chanceux de les avoir. J’ai même pas pensé calculer les coûts. Une fois que les coûts furent calculés, j’étais assis là et me suis dit : « Que diable !? » Non, non—le prix était tout simplement arbitraire, c’était ce que je pensais pouvoir me permettre. Est-ce que j’ai fait de l’argent ? Non !
LR: Mais l’impression — même si vous payiez parfois après la publication — je suppose que c’était assez abordable.
GG: Je ne m’en souviens pas. J’ai encore toutes les plaques de l’imprimante, non pas les plaques de métal, mais les plaques de papier que j’avais faites avec de la colle d’impression et du t-carré (t-square). Je me rendais à Véhicule Press pour tout faire imprimer. Pour vérifier s’il y avait des erreurs d’orthographe, je devais prendre mon couteau X-acto et couper chaque mot et puis le remplacer dans le texte. Ce qui veut dire que s’il y avait une erreur à mi-chemin, je devais couper et tout bouger pour avoir un paragraphe fluide et puis je l’alignais… je faisais comme ça avec chacun d’entre eux !
Et la fille qui faisait les cartes et quelques-uns des dessins—Cynthia, je pense qu’elle s’appelait. Elle était serveuse au Mazurka. J’avais l’habitude de passer du temps là-bas, je prenais de la soupe de nouilles au poulet avec du pain de la boulangerie Rose’s—ils faisaient le meilleur pain de seigle au monde !—et ça c’était sur St-Dominique, en haut de Sherbrooke—et elle me donnait autant de pain que je pouvais manger, voilà ce que je pouvais me permettre… On était en train de discuter une fois—parce que c’était toujours elle ma serveuse—et elle a dit qu’elle faisait de l’illustration. Alors elle a fait toute l’illustration dans la dernière édition.
LR: Je présume qu’en partie la raison pour laquelle il n’y a pas eu d’autres éditions était que vous étiez trop occupé à ouvrir Café Santropol.
GG: C’est exact. En fait, lorsque j’ai ouvert le café, j’étais si impliqué dans les rénovations et dans les préparatifs que quelqu’un m’a dit : « Quel type de nourriture allez-vous servir ? » et je n’y avais même pas pensé. J’allais ouvrir dans une semaine, qu’est-ce j’allais servir ? J’ai sauté sur mon vélo et suis allé au Moveable Feast, qui avait été nommé d’après Hemingway, et qui était un café-restaurant végétarien qui avait des livres alternatifs à l’avant. Alors j’y suis entré et j’ai dit : « Avez-vous des livres de cuisine ? » et il y avait une réédition d’un livre de sandwich de l’époque de la dépression qui m’a plu. Je l’ai pris et l’ai regardé, et j’ai dit OK, c’est bon, voilà comment sera le menu. Ce soir-là, je suis passé à travers le livre et j’ai choisi différents sandwiches et c’est ainsi que les sandwiches sont arrivés ici ! J’ai encore ce livre !
Je me souviens aussi m’être rendu chez Stash, il avait le café au Vieux-Montréal, c’était un restaurant polonais et il avait aussi ouvert le marché aux puces près de là. Et il m’a dit, autant que les permis le permettent : « Tu n’as qu’à te trouver une plaque-chauffante : c’est un échappatoire ! Je fais bouillir toutes mes saucisses polonaises sur la plaque-chauffante, je prépare mon borsch sur une plaque-chauffante et tu n’as pas besoin de t’équiper de tous ces conduits et extincteurs coûteux et encombrants puis tous ces trucs », ce qu’aucun d’entre nous ne pouvait se permettre. Alors de façon évidente, je n’allais jamais faire de frites, ou cuisiner de la bouffe sérieuse, parce que la plaque chauffante était la chose la plus simple et c’est pourquoi les sandwiches sont arrivés.
J’ai ouvert Santropol en ’76 le jour de la St-Jean-Baptiste. J’ai fini de le rénover avec l’argent que j’ai eu suite au grand concert ce jour-là. C’était la première année qu’ils tenaient les grandes célébrations sur la montagne—il y avait tellement de monde là-bas, j’ai fait de l’argent en vendant des sandwiches aux gens arrivant ou quittant le concert, j’ai fermé le lendemain, fini les rénovations et j’ai réouvert à nouveau le 4 juillet. René Lévesque est arrivé au pouvoir à l’octobre de cette année-là, et tout le monde quittait Montréal, et j’étais assis là à me dire : « Je dois bien être le seul Anglophone à ouvrir un commerce tandis que le reste d’entre eux s’enfuient ! » (rires) Je me suis dit, « Eh bien, le gars vient de la même ville que moi, alors pourquoi pas rester dans les parages ! »
LR: Ça gardait les loyers abordables !
GG: Ouais ! Lorsque j’ai loué la place la première fois, la partie avant était 50$ par mois. Même à ça, il fallait étirer pour payer le loyer, parce que les temps étaient durs. Mais de nos jours, c’est vraiment difficile d’ouvrir un petit commerce. Lorsque je venais d’ouvrir Santropol, je ne pouvais pas attendre. Judy, l’une des propriétaires de Rainbow Bar & Grill où j’avais déjà travaillé, m’a dit : « Sois certain d’avoir une liste de tout ce qu’ils (les inspecteurs) veulent que tu fasses. » Je me suis procuré cette liste ; ils ne veulent pas te donner cette liste mais je l’ai eue, et j’ai fait tout ce qui y était listé. Puis l’inspecteur entre et me dit : « Eh bien, où se trouve ton filtre à graisse ? »
J’ai dit : « Un filtre à graisse ? »
Il a dit : « Pour le dessous de ton évier, pour la graisse et l’huile et tout. »
J’ai dit : « Je ne cuisine rien ! »
« Alors, tu n’auras pas de frites ? »
J’ai dit : « Sûrement pas, je n’aurai jamais de frites. J’étais né dans un restaurant qui avait introduit les frites et hamburgers et hot dogs aux Gaspésiens, j’allais à l’école avec cette odeur sur moi, comme une frite, constamment, et la machine à frites a fait brûler la maison toutes les trois nuits et mes parents venaient nous réveiller et nous dire que le commerce était en feu »… on vivait à l’arrière du restaurant.
Mais les inspecteurs ne me croyaient pas. À l’époque, il y avait des pizzerias, des restaurants haut de gamme, des places à hot dog et hamburger, et puis c’est tout ! Ils ont juste supposé que l’on allait vendre des boissons gazeuses, des frites et des hot dogs et que nous devrions avoir une cuisinière pleine de graisse, et j’ai dit : « Non, non, non. »
Éventuellement il m’a eu cependant, pour ne pas avoir de distributeur de gobelets dans les toilettes, et j’ai dû aller en cour. Quand le juge m’a demandé, j’ai dit : « Écoutez, j’ai fait tout ce que je devais faire sur la liste. » Ce qu’ils ne m’ont jamais demandé c’est, avez-vous un permis pour ouvrir ? Et je n’en avais pas !! J’étais ouvert depuis 4 mois avant d’obtenir un permis parce que je n’en pouvais plus d’attendre, et j’ai regardé le juge et lui ai dit : « J’ai ouvert il y a environ 4 mois et maintenant je suis ici pour une inculpation liée à un distributeur de gobelets. » Il frappa violemment son marteau sur son bureau et dit : « Vous avez votre permis ! » Alors c’est en cour que j’ai reçu mon permis pour cet endroit. Le café ouvrait à environ 16h30 et ne fermait qu’autour de 4 ou 5 heures du matin. Alors quand l’inspecteur retournait à la maison, on était en train d’ouvrir et lorsqu’il se rendait au travail, nous fermions. Je suis certain qu’ils passaient par là et se demandaient, « c’est quoi cette place ? Parce que c’est jamais ouvert ! » Pas quand ils étaient dans les parages en tout cas.
Gilker est toujours propriétaire et opère le Café Santropol tout en suivant ses projets satellites de café équitable Santropol, et l’OBNL de popote roulante Santropol Roulant.
Le Café Santropol de Gilker célèbre son 40e anniversaire en 2016.