À la porte du New Penelope Café avec Allan Youster
Pendant des dizaines d’années, Allan Youster a été un pilier de la scène montréalaise en assistant aux concerts locaux. Il a passé une partie de la fin des années 1960 à faire la porte à la légendaire salle de concert The New Penelope Café, étant témoin de performances de figures telles que Muddy Waters, The Fugs, Jesse Winchester et Frank Zappa and the Mothers of Invention. À l’été 2015, nous lui avons parlé à l’un de ses repaires locaux préférés, le Barfly, puis quelques mois plus tard nous l’avons rencontré à sa maison de longue date dans la co-op du Milton-Parc. Il a aussi été interviewé ici sur une histoire orale de la crise du logement qui a eu lieu au Milton-Parc dans les années 1970).
Les entretiens ont été transcrits et édités par Alex Taylor et Louis Rastelli, et les images sont fournies par Erik Slutsky, Alex Taylor, etc.
LR: Êtes-vous né et avez-vous grandi à Montréal ?
AY: Oui, je suis né juste là sur Coloniale (près de Duluth). Ensuite mes parents ont déménagé plus haut sur le boulevard St-Joseph, puis on a encore déménagé avec la grande migration des Juifs dans l’Ouest de la Ville. Nous n’avons pas pu faire mieux que les appartements bon marché sur St-Laurent. Une partie de notre famille s’est retrouvée à Chomedey et ailleurs. Ma mère était de Glasgow, mais mon père était un Juif montréalais. Il a menti sur son âge ; à 17 ans, il est allé se battre à la Seconde Guerre mondiale. Même si la guerre a pris fin en 1945, ça lui a pris plus d’un an pour revenir à la maison. Ma mère était une épouse de guerre, elle est également arrivée à ce moment. Alors je suis né en 1947. Au début des années 1960, je suis allé à l’École secondaire Sir Winston Churchill.
LR: Ville Saint-Laurent était tout nouveau à l’époque, n’est-ce pas ?
AY: Je suis allé à Sir Winston l’année de son ouverture ! C’était au bout de Côte-Vertu ; à l’arrière de l’école, il n’y avait que des champs. À l’Ouest d’Alexis Nihon, Côte-Vertu était une route de campagne à deux voies comme le Boulevard Gouin, il n’y avait que des fermes et des écuries dans le coin. Je me souviens qu’un jour, l’école a tremblé — Canadair (le manufacturier d’avions sur Thimens, aujourd’hui Bombardier) était un peu plus à l’est, puis l’aéroport de Dorval était à l’ouest de nous. Ils avaient une piste d’atterrissage numéro 7 à Dorval, et une piste numéro 7 à Canadair. Un avion de passagers qui atterrissait s’était trompé de piste, et volait si bas que les vibrations secouèrent toute l’école. C’était dans les journaux – ils ont fini par fermer cette piste à Canadair suite à cela.
LR: Ils ne testent plus leurs avions là-bas désormais…
AY: Non, non. C’est incroyable ce qu’il y a là-bas maintenant, ils ont juste construit et construit. En fait, le premier concert que j’ai jamais vu à Ville St-Laurent, au Y, j’y ai vu Penny Lang. Elle avait un joueur de basse avec elle et chantait des reprises. Je pense que ce bâtiment est encore là.
LR: Par coïncidence, je suis allé à la garderie à ce Y, plus haut proche de Poirier.
AY: Ouais, là-haut. Nous avions une professeure au Secondaire qui avait commencé un club de musique folk. C’est là que j’ai entendu Bob Dylan pour la première fois, elle a joué le premier album pour nous. Phil Ochs, tout ça, avant les Beatles, peut-être en 1961, 62.
Lorsque nous étions dans le Club de chanson folk, nous étions les seuls à nous intéresser à cette musique, et nous étions juste une bande de nerds. Ce n’était pas du tout populaire. Il faut comprendre que le seul single de Dylan était Tambourine Man. C’était lent et ça durait 6 minutes, alors ça a été joué à toutes les danses de l’école secondaire. C’était bien avant Stairway to Heaven. Mais Dylan n’était encore pas si populaire.
Les Beatles ont été pour moi un véritable tournant. J’ai découvert The Beatles en novembre 1963, avant qu’ils ne deviennent connus en février 1964 grâce à Ed Sullivan. Nous sommes Juifs et Chanukah arrivait à la fin du mois de novembre et ma mère a dit, « Tu dois acheter un cadeau à ta sœur. » Je n’avais pas d’argent, alors elle m’a donné cinq dollars. Nous sommes dans un magasin de disques, je vois l’album Meet The Beatles, je l’emballe et le donne à ma sœur Véronica. Elle ne l’aime pas ! Elle me le rend. Je n’y crois pas ! Je l’ai adoré !
Désormais nous vivions dans un duplex, alors nous faisions nos affaires en famille et puis quand on avait fini, je courrais en bas voir mes voisins et leur dire : « Vous devez entendre ça ! »
Nous l’avons fait joué en bas au sous-sol, et ils ont appelé leurs amis, alors sans s’en rendre compte nous avions près de huit personnes en train d’écouter The Beatles en s’exclamant « C’est incroyable ! » Je l’ai même amené à l’école ce décembre-là, et notre professeur d’histoire qui était d’Écosse—Mademoiselle Chesney—a dit : « Oh ! Je vois que vous avez découvert un truc britannique… J’étais là cet été et j’ai ramené plein de 45 tours. » Alors on a eu une sorte de danse dans le gymnase où j’ai amené mon album et elle a amené le sien… tout le monde a enlevé ses souliers et dansait dans le gymnase. Nous faisions partie de l’Empire britannique… Les trucs britanniques sortaient et apparaissaient ici dans les magasins tout naturellement, tandis qu’aux Etats-Unis, ça prenait plus de temps à sortir. Alors rendu en février, nous étions excités pour le concert d’Ed Sullivan !
LR: Mais pourquoi ça sonnait si différent pour vous ? N’aviez-vous vraiment jamais entendu Chuck Berry ou du Motown jusque-là ? Des chansons comme la version originale de « Twist & Shout » ?
AY: Il faut comprendre que dans le temps, les palmarès étaient racialisés. Nous étions encore à la fin de l’époque des « albums de race noire ». Nous avions Dean Hagopian. Dean était le grand adversaire CFOX de Dave Boxer à CFCF. Dave Boxer était le plus populaire, mais Dean Hagopian était le plus hip, parce qu’il faisait jouer les groupes noirs, du RnB, les trucs plus anciens et les morceaux qui ne jouaient pas sur les palmarès des blancs. Alors nous étions au courant de ces trucs, mais ce n’était pas populaire. Mais les Beatles sont arrivés au bon moment, au bon endroit, avec les bonnes harmonies, et ça a simplement fait résonner une corde sensible. Leur première chanson que j’avais jamais entendue était « It Won’t Be Long »… c’était comme de la musique d’église, avec des réponses et des répétitions. Ça m’avait captivé à l’époque… Ça captivait tout le monde, c’était fascinant ! À ce moment-là, on trouvait peu d’albums dans ce genre. Ma mère est d’Écosse, alors nous avons écrit à notre parenté là-bas pour qu’ils nous envoient d’autres affaires des Beatles.
LR: Ça devait être très rafraîchissant ?
AY: Ouais ! C’était plutôt libérateur. Chacun de nous, après que ce gros truc ait frappé, on se disait tous, « Hé ! Moi aussi je peux faire ça ! ». Plus tard, nous avons eu la chance d’entendre toutes ces autres choses. Les bluesmen britanniques ont comme ré-introduit l’Amérique à sa propre musique. Alors, la parenté de ma mère nous a envoyé plus de Beatles et d’autres trucs d’Écosse. Le jour où j’ai reçu le premier album, un ami à moi, Larry Geary, frappa à ma porte à 8h15 du matin avant d’aller à l’école, et il avait un nouvel album… C’était le premier album de Paul Butterfield, avec « Born in Chicago » dessus. Toujours est-il qu’il a dit : « Tu dois écouter ça » et nous l’avons fait jouer et ma mère est entrée et a dit : « Pourquoi est-ce si bruyant ? » et j’ai répondu : « Maman, c’est écrit à l’arrière de la couverture—Jouez aussi fort que vous pouvez ! » (rires). Nous aimions écouter Butterfield, The Beatles et The Stones, Muddy [WATERS]…
À l’école secondaire, les groupes pop que j’aimais étaient des groupes comme JB and the Playboys. J’ai eu leurs albums, leurs 45 tours… je les ai vu en concert au Club de curling Bonaventure, ainsi que d’autres groupes comme the Haunted et MG & the Escorts. Nous avions un ami qui avait une voiture et nous allions là-bas, avant que l’autoroute ne soit construite, c’était dans un parc industriel. Durant l’été, ils n’y avait pas de glace, et nous parlons d’un grand terrain de stationnement, et il pouvait y avoir 5 ou 6 mille jeunes là-dedans. Ils faisaient venir 10 groupes, qui jouaient l’un après l’autre. Ils avaient chacun 20 minutes, une demi-heure et si vous aviez un plus grand nom, vous aviez plus de temps. Le son était terrible et caverneux ! Le son était terrible partout ailleurs aussi, à l’époque. Mais c’était un ÉVÉNEMENT. C’était du Rock’n’Roll. Les gens achetaient une flasque de rhum et le faisait entrer en cachette et vous pouviez acheter du Coke là-bas. C’était comme un gymnase d’école secondaire, mais à une échelle industrielle.
Je me souviens d’un groupe appelé The Munks, ils ont repris la chanson de The Zombies « She’s Not There » avant qu’on ne l’entende à la radio. Mais rien ne reste aussi bien en mémoire que LA FOULE ! C’était un public adolescent, dans un stationnement, les gars cherchaient des adolescentes, les filles des gars, des filles cherchaient du trouble, de l’alcool—pas de drogues—s’il y avait de la drogue, c’était si discret que nous ne nous en sommes pas aperçus. Vraiment, c’était le secondaire à la puissance 1000, un gros party musical avec de l’alcool. Les danses de l’école secondaire présentaient des groupes musicaux, Winston Churchill avait des groupes musicaux… Les groupes de musique étaient très localisés, à l’époque, un groupe pouvait être local pour une école secondaire, et quelques blocs plus loin, personne ne les connaissait. La scène locale était très drôle. Et Donald K. Donald… En fait, je me souviens de lui au Bonaventure avec l’une de ces tables en bois pliables, avec deux tables-tournantes, un ampli Bogen et deux hauts-parleurs. Il jouait de la musique et faisait jouer des groupes locaux dans les écoles secondaires, et c’est ainsi qu’il a commencé.
LR: Il trouvait des groupes comme The Triangle…
AY: Ouais ! En fait, à un moment donné il a même réussi à faire jouer dans quelques écoles secondaires des groupes qui jouaient au Penelope, parce qu’il était déjà connecté.
LR: Il semble y avoir eu un bref moment après le succès des Beatles où une grande partie des concerts au Bonaventure ou à l’aréna Maurice Richard étaient un mélange de groupes yéyé francophones et de groupes anglophones comme The Haunted ou The Rabble…
AY: OK, bien, Les Classels et Les Baronets, je me souviens d’eux, mais je ne les écoutais pas parce qu’au fond c’était de la merde pop ! Je veux dire, maintenant, ça a été élevé à un statut nostalgique, mais à l’époque – vous vous rappelez que la musique était divisée ? – bien, ça c’était de la merde pop !
LR: Il y en avait d’autres qui traversaient davantage d’un côté à l’autre, peut-être Les Sultans ou les Sinners ?
AY: The Sinners, définitivement ! Les Sultans, ouais, ils allaient dans cette direction. LA chanson qui leur a donné du succès a été « La poupée qui fait non » – c’est une chanson stupide mais c’est devenu #1.
LR: Lorsque j’entends tout ça, je ne peux m’empêcher de penser que ces jours-ci, trois années s’écoulent et ce n’est pas comme si le monde entier allait changer. À l’époque, en 1964, les Beatles ont explosé, puis en 1967 vous aviez de l’acid rock… c’est comme si le monde entier avait changé en seulement trois ans. Pensez à 2012 comparé à aujourd’hui (2015) et c’est plus ou moins la même chose. Est-ce que je me trompe en disant… que le rythme était effectivement aussi effréné qu’il en avait l’air ?
AY: Bien à l’époque, nous écoutions du jazz, du folk, du rock autant que de la musique populaire. Je veux dire, la radio était toujours allumée. Ça c’était un peu avant CKGM-FM, mais il y a d’autres choses qui ne passaient pas à la radio, et que l’on écoutait aussi. Lorsque les trucs britanniques ont frappé, tout le monde écoutait les trucs britanniques, mais pas tout le monde n’écoutait Bob Dylan, le Butterfield Blues Band ni ne suivait tous « nos trucs ». Alors il y avait deux ou trois courants de musique populaire à l’époque.
Pour Montréal, le vrai gros changement fût CKGM-FM, c’est Geoff Sterling qui avait acheté cette station de radio. Comment dire, il n’y a pas vraiment eu de radio de ce genre depuis. Même CKUT ne fait pas cela aujourd’hui. Deux années de suite, ils ont remporté le titre de la meilleure station de radio en Amérique du Nord, sélectionnés par Rolling Stone… Geoff Sterling laissait simplement les DJ faire ce qu’ils voulaient. Vous pouviez l’allumer, entendre jouer Hendrix suivi de Ravi Shankar suivi de John Coltrane… ils jouaient un côté de disque pour chaque artiste. Il n’y rien que ces gens-là ne faisaient pas ! C’était de la musique pure, c’était juste flyé ! Personne ne fait tant de radio libre aujourd’hui… Meatball Fulton était l’un des deejays… il faisait du free-form, tout en respectant les politiques de la station…
Je me souvient bien de Mike Bloomfield jouant avec Paul Butterfield. Il jouait complètement absorbé dans son voyage. Il était vètu d'un chemisier mauve pâle en bas de la ceinture et ses cheveux. Quelle image !
Bravo pour ce blog.