Allan Bealy à propos de la revue Davinci, Montréal, 1973-1974
Allan Bealy a grandi et a étudié les arts à Montréal. En 1975, il a déménagé à New York. Lorsqu’il était à Montréal, il a publié Davinci, et plus tard à New York, Benzene, les deux étant des revues d’art et de littérature du « centre-ville ». Davinci fut publié entre 1972-1974 à partir de Véhicule Art, centre d’artistes autogéré et lieu de performance situé à Montréal. Davinci a même servi, pour une courte durée, de maison d’édition pour certaines publications d’artistes. Ultimement, la revue a servi constituer la seule documentation encore existante sur certains des artistes et auteurs étant passé par ce lieu hautement créatif et important dans l’histoire de l’art et de la poésie contemporains de Montréal.
La carrière de Bealy comprend des expositions solos au Canada, en Suède et aux États-Unis, et plusieurs participations à des expositions collectives internationalement.
Au cours des dernières décennies, il a travaillé comme directeur artistique de publicité à New York, et il participe maintenant simultanément à une série de projets de collage, tant solo que collaboratifs. Il est très actif en ligne à travers son blogue et sa page tumblr; des exemples de ses collages récents accompagnent le présent article de blog.
Mud Bath, sa première collection de collages, est publiée en 2014 par Black Scat Books.
En 2015, il compile Z2A, un livre alphabétique de collages réalisés par un groupe d’artistes internationaux, publié aux éditions Benzene. Un nouveau livre de collages, Papercut, vient tout juste d’être publié par Redfoxpress. Il vit actuellement à Brooklyn.
Louis Rastelli l’a interviewé pour ce projet.
LR: Vous êtes né où exactement à Montréal ?
AB: À Greenfield Park sur la Rive-Sud. L’art était la seule chose à laquelle je m’intéressais vraiment.
LR: Comment avez-vous découvert Véhicule Art ? Vous rappelez-vous de la première fois que vous y avez mis les pieds ?
AB: Je suis allé à l’École d’art et de design au Musée des Beaux-Arts de Montréal. Suzy Lake y était l’un de mes professeurs et nous sommes devenus de très bons amis. Elle était l’un des membres fondateurs de Véhicule et elle m’invita à les rejoindre peu après. Véhicule était absolument unique à Montréal à cette époque-là, et j’ai passé la plupart de ma vie éveillée là pendant plusieurs années au début des années 1970.
LR: Connaissiez-vous d’autres centres d’artistes autogérés à l’époque ?
AB: Pas à Montréal au tout début, bien qu’il y avait Optica et je pense que la galerie Powerhouse est apparu après ça. Je connaissais des coop d’artistes dans d’autres villes, bien sûr. Un Space à Toronto a ouvert presqu’au même moment, et je pense qu’il continue en force, tout comme Western Front à Vancouver.
LR: À part Véhicule et les universités, où vous aviez-vous, vous et d’autres artistes, l’habitude de vous rencontrer, traîner ?
AB: De mon côté, il n’y avait vraiment que quelques années qui séparaient la fin des études en art et mon départ pour New York, en 1975. Je passais beaucoup de temps, pendant que j’étais encore à l’école, à traîner à The Prag sur Bishop. J’avais un espace loft sur la rue Craig (aujourd’hui Saint-Antoine) plus tard, qui était plus proche de Véhicule et de La Main. Il y avait quelques clubs burlesques où l’on aimait boire aussi, Dieu sait comment ils se nommaient.
LR: Comment un jeune artiste réussissait à gagner sa vie à l’époque ? Étiez-vous capable de vous permettre ou de partager un studio séparé de votre appartement ?
AB: J’étais assez chanceux de recevoir quelques subventions du Conseil des arts du Canada, ainsi que de recevoir un modeste salaire de la part de Véhicule pendant un certain temps. Les perspectives pour réellement faire de l’argent n’étaient pas géniales, bien que, en regardant en arrière, je ne pense pas m’être réellement inquiété. Si je n’avais pas décidé de déménager à New York, ça serait probablement devenu une plus grande préoccupation. Mon art n’a jamais été très commercial… Je pense qu’il n’y a jamais eu une possibilité d’en faire un gagner pain.
LR: Êtes-vous celui qui a trouvé le titre et le concept pour Davinci ? Comment vous êtes-vous entendu sur ce titre ?
AB: Les publications et les pamphlets d’artistes ont toujours été au cœur de ma pratique, tout comme le design graphique. Lorsque Véhicule a commencé sa propre presse, il s’agissait d’une opportunité idéale pour s’impliquer. J’ai conçu grand nombre de leurs affiches, dépliants et micro-éditions et j’ai eu la chance d’éditer et publier Davinci à travers Véhicule Press (en fait, avant même qu’ils ne s’appellent Véhicule Press). Le concept était de solliciter de l’art et des textes provenant des quatre coins du monde à partir de contacts que j’avais établis à travers la galerie ainsi qu’à travers ma propre pratique d’art postal (mail art practice). Il ne manquait pas de talent incroyable souhaitant m’envoyer leurs œuvres.
Leonardo Da Vinci, l’homme, était un tel esprit universel et un génie dans tant de disciplines différentes qu’il semblait adapté de nommer après lui une petite revue couvrant tant de matière disparate. Juste pour être pervers, je l’ai épelé en un mot.
LR: Connaissiez-vous d’autres publications underground de l’époque ?
AB: En fait, je pense qu’il y en avait un assez grand nombre. Je ne caractériserais pas vraiment Davinci comme étant si innovateur. Je ne serais pas capable de citer des noms cependant.
LR: Davinci semble définitivement préfigurer la tendance “zine” de la fin des années 1970 – 1980, c’est-à-dire, des petits périodiques auto-publiés où les contributeurs ont relativement le contrôle total d’une séquences de pages. Y avait-il des zines ou publications d’art similaires qui vous avaient inspiré ? Connaissiez-vous le travail d’Ed Ruscha ?
AB: Je pense qu’il y avait une économie d’échelle dont nous étions conscients en termes de taille et de format. Je me souviens bien d’avoir pensé que je voulais quelque chose qui pouvait rentrer dans une poche. Je ne suis pas certain de savoir pourquoi je pensais que cela était particulièrement important. Je connaissais, bien sûr, l’existence des publications de Ruscha, mais j’avais toujours été fan de la série City Lights Books Pocket Poet, et cela se rapprochait peut-être davantage de notre choix de format.
En fait, lorsque je suis arrivé à New York, ma femme et moi avons publié une revue d’art, en format journal, appelée Benzene (1980-85), qui se rapprochait beaucoup plus de la vision que j’avais pour une telle publication — bien plus d’espace et un mélange plus contemporain d’écrivains et d’artistes. Nous avons publié Benzene jusqu’en 1985 environ et j’utilise encore le label des Éditions Benzene pour publier occasionnellement des livres d’artistes et autres.
LR: Je n’étais pas assez vieux à l’époque pour connaître assez bien la scène artistique montréalaise, mais feuilleter les pages de Davinci donne l’impression d’être immergé dans une mine d’expérimentations, ne sachant pas ce que la page suivante apportera – collages, textes, photographies manipulées, screenprinting… Peut-on assumer sans hésiter que la variété d’art présentée à Véhicule au cours des expositions ou performances était aussi effrénée, exploratoire, surprenante que n’importe quel numéro de Davinci ?
AB: C’est exactement ça ! Véhicule était dirigé par un groupe d’artistes follement talentueux qui ont chacun eu l’opportunité de présenter des œuvres d’artistes des quatre coins du monde — art, musique, textes, lectures, performance, la portée du travail présenté était réellement inspirante. Je suis triste à l’idée de penser qu’il pourrait ne jamais exister d’archives complètes de ce matériel.
LR: Au moins nous avons de la documentation et ces quatre numéros de Davinci… Comment avez-vous fait pour mettre ça en place – était-ce votre initiative, ou était-ce un regroupement d’artistes qui ont décidé de le faire ?
AB: C’était mon idée de lancer la publication, mais ça n’aurait jamais été possible sans Guy Lavoie qui dirigeait la presse à Véhicule à l’époque.
LR: Avez-vous diffusé un appel à soumissions (par courrier postal) ou en avez-vous affiché un sur des babillards, ou est-ce que c’était de bouche à oreille à travers Véhicule Art…
AB: Une grande partie du contenu était sollicitée auprès des artistes et poètes gravitant déjà autour de Véhicule à cette époque. Toutes les soumissions internationales étaient évidemment envoyées par courrier postal (pas d’ordinateurs, pas d’emails, pas de fichiers numériques !)
LR: Avez-vous donné carte blanche aux contributeurs ou proposiez-vous des thèmes ?
AB: Les artistes avaient un contrôle complet sur le contenu. Si le contenu m’a rendu quelques fois un peu inconfortable, il n’y a jamais eu l’idée de faire de la censure.
LR: Je suis aussi curieux de savoir comment vous avez produit les numéros – étaient-ils tous imprimés sur la presse de Véhicule, avez-vous partagé la tâche de colliger les pages – agrafer, ou avez-vous payé les prix en vigueur pour les faire imprimer ?
AB: Les numéros étaient assemblés et imprimés à Véhicule, mais je pense qu’ils étaient reliés par une entreprise externe. La presse recevait des subventions pour fonctionner, et Davinci était l’un des bénéficiaires de ce système. Cela ne m’a rien coûté et bien sûr la revue ne dépendait pas des ventes. J’étais en fait en train de vivre à New York lorsque nous avons publié le dernier numéro. Ce numéro n’aurait pas vu le jour sans sans le support de Guy Lavoie et Simon Dardick.
LR: Comment l’avez-vous distribué par après ? Les copies étaient-elles vendues aux mêmes endroits que les micro-éditions et publications de Véhicule ?
AB: Eh bien, ce n’était pas un circuit énorme, mais il semble qu’elles se faisaient distribuer uniformément, éventuellement. Je me souviens mal de la manière que cela fonctionnait ! C’était toujours « au projet suivant ! ».
LR: Je suppose que les contributeurs n’étaient pas payés, mais qu’ils recevaient un certain nombre de copies du numéro en question ?
AB: Oui, ils étaient payés en copies.
LR: Est-ce que vous envoyiez des copies par la poste à l’extérieur de Montréal ?
AB: Oui, bien sûr aux contributeurs et j’imagine que j’en envoyais un bon nombre aux gens du réseau.
LR: Savez-vous si les soumissions originales envoyées à Davinci étaient conservées ou retournées aux artistes après chaque parution ?
AB: Non, je ne pense pas que les œuvres aient été renvoyées mais, je suis désolé de dire, pour autant que je sache, qu’aucune version originale des contributions n’a survécu.
LR: Vous rappelez-vous s’il y avait des publications similaires qui voyaient le jour à Montréal à l’époque – autour des arts visuels, de l’expérimental – incluant du côté francophone ?
AB: Je ne me rappelle pas qu’il ait eu des publications équivalentes à Davinci, mais il y avait un certain nombre de journaux qui étaient essentiellement littéraires avec une quantité éparse de matériel visuel. Ils étaient la crème, et nous le fond du panier ! Un peu punk, un peu DIY. Ayant eu une forte influence cependant, il y avait Bill Vazan, qui était un artiste membre de Véhicule et qui avait réalisé deux projets de livres sollicitant la participation d’artistes provenant du monde entier. L’un s’intitulait Contacts — tous deux étaient des projets à numéro unique ayant fait beaucoup de bruit dans le milieu artistique à l’époque.
Tom Dean était membre de Véhicule, et je pense qu’il était en fait responsable de la mise en place de la presse. Tom créa une petite revue appelée Beaux Arts à la galerie ayant roulé pendant au moins deux ou trois numéros.
Il y avait en fait un bon nombre d’artistes francophones impliqués, mais non cependant, je crois, parmi les membres fondateurs. Bien sûr René Blouin était l’administrateur de la galerie (je ne me rappelle pas de son titre officiel), et Chantal Pontbriand était aussi fortement impliquée.
Allan Bealy nous a généreusement donné la permission de publier des versions numériques des numéros de Davinci prêtés par le poète de Véhicule, Endre Farkas. Cliquer sur le lien suivant pour ces numéros : Davinci Vol. 1 No. 1; Davinci Vol. 1 No. 3; Davinci Vol. 1 No. 4 (en entier).